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VEILLÉE D'ARMES

14 novembre          1  heure du matin.

Je viens de rentrer de l'atelier où j'ai pour la dernière fois fignolé ma machine.  Harassé, tant physiquement que moralement, je suis là, la tête dans les mains, assis à mon bureau.  Je pense qu'un cyclotouriste habitué aux longues distances peut, avec beaucoup de ténacité, arriver à mener à bien cette entreprise pour le bon renom de notre pays et aussi du cyclotourisme.  Bataille livrée loyalement avec la route, elle doit apporter les meilleures preuves dés possibilités de la bicyclette ainsi que de la tenue de la machine moderne française.  J'essaie de réaliser que dans quelques heures je dois commencer la grande aventure qui, depuis dix ans, mûrit dans mon esprit.  Mes nerfs sont à bout; l'énergie qu'il a.. fallu déployer pour vaincre toutes les difficultés va-t-elle m'abandonner ?  Je me sens très déprimé.  Ma pensée s'évade : je revois la guerre, la captivité, ma première évasion manquée, - la chance ne m'ayant aidé qu'en 1941, - la résistance, la libération de Paris et enfin les jours difficiles qui suivirent et qui m'empêchèrent de concrétiser mon idée que je gardais jalousement!, de peur qu’elle n'avorte.

Six mois auparavant je décidais que, si le voulais réaliser ce rêve il fallait l'exécuter tout de suite pendant qu'il me restait encore une flamme de cette jeunesse qui est nécessaire pour supporter les durs moments que j'allais vivre.  Trente-six ans au départ, peut-être cinquante à l’arrivée, du fait des souffrances endurées...

Je ne me fais aucune illusion sur les dangers que je dois encourir.

Je cherche même la difficulté en partant l'hiver pour traverser les Balkans ; si je réussis, cela prouvera que l'on peut passer partout en toute saison à bicyclette.

La préparation de mon raid.

Je me remémore également les allées et venues dans les Ministères, Ambassades et Consulats pour obtenir l'appui gouvernemental

et les visas nécessaires.  Une ombre passe, me voici inquiet, car je ne possède pas encore la réponse de la Yougoslavie.  Si ce pays me refuse le visa, mon voyage sera fini bien près de nos frontières;

me rassure pourtant, ayant trouvé aux Affaires Etrangères de vrais sportifs qui m'ont compris et promis que mon visa yougoslave me rejoindrait à temps.  Je revois le Président de la Fédération Française de Cyclotourisme me chargeant de porter le salut des cyclos français à leurs frères étrangers.

Je me revois discutant avec les fournisseurs pour essayer de les intéresser à la publicité de mon raid.  Mon voyage à Saint-Etienne, mes visites au Salon pour essayer de trouver les capitaux nécessaires.  Je suis attristé de n’avoir pu leur faire comprendre tout l'intérêt que cela peut susciter dans l'avenir.  Encore une difficulté à surmonter ; j'en suis réduit à imiter Lavarède avec ses cinq sous...

Incompréhension.

Je repense au porte-parole de plusieurs grosses maisons d'accessoires qui m'a totalement découragé d'entreprendre ce voyage.  C'est de la folie, dit-il, de faire un tel parcours au moment où nous n'avons pas besoin de publicité, car nous vendons plus que nous ne produisons ! J'ai pu comprendre, combien cette phrase répétée à tous ceux qui avaient l'air de s'intéresser à mon projet a pu détruire dans leur esprit l'intérêt qu'il y avait à le réaliser. - Que déplacements inutiles ! Que de refus essuyés ! Que d'ennemis me suis-je fait alors ! Combien de gens m'ont fait prendre patience avec une lueur d'espoir pour finalement me décourager et, m'inciter à renoncer à cette aventure. Pourtant je sens que la situation actuelle du commerce ne durera pas.  En contact avec la clientèle détail, j'ai l'intuition que bientôt ce sera le vendeur qui proposera sa marchandise au client.  Et le client deviendra vite plus exigeant. Je ne me décourage pas et frappe à d'autres, portes, hélas ! sans résultat.  Savon, lames de rasoir, toutes les maisons et agents de publicité sont sollicités.  La réponse, partout est la même : je passe Pour un illuminé et personne ne veut me faire confiance.  Les journaux ne désirent même pas publier mes récits de route !
Je me revois groupant quelques amis personnels pour former un Comité de patronage, destiné à m'épauler moralement et à donner un air sérieux à mon entreprise.  Ce qui devait vexer le président du Club dont j'étais conseiller technique, qui me laissa seul pour l'organisation des moindres détails.  Après bien des difficultés, - j'ai réussi à découvrir un établissement, avenue des Champs-Elysées, pour le baptême de la machine et à trouver des vedettes comme marraines;
mes dernières visites ont 1'hôtel de Ville comme objectif: il me faut un officiel pour me donner le départ.  
Tout est maintenant bien  préparé, minuté, il ne me reste plus qu'à partir.  Pas une fois dans les quinze jours qui précèdent je me suis couché avant deux heures du matin.  Je suis fébrile, je n'aspire qu'au départ.  Je me reposerai l'esprit au cours de ma première étape.  Je me lève pour me diriger vers mon lit, mais j'hésite : le fauteuil est là, j'y tombe plus que je ne m'y assois et me voici parti... pour le pays du grand rêve.  

ADIEU, HABITUDES JOURNALIËRES

 

Le jour est levé depuis Longtemps quand j'ouvre les yeux.  Après une bonne douche, je m'introduis dans le costume de gabardine fabriqué spécialement pour le voyage.  Je me sens en forme ce matin.
Les sacoches sont remplies des objets que j'ai peu à peu et minutieusement classés.
Une tente à mât central, un tapis de sol cousu en forme de cuvette, un bon duvet, la popote, les couverts, une grille pliante, de l'alcool solidifié, une pharmacie, mon linge de corps, une paire de souliers de montagne, une paire de souliers cyclistes de rechange, un short, un survêtement en laine, un pull-over, une paire de genouillères, un passe-montagne, un briquet à butagaz, les cartes pour mes premières étapes, les pièces de rechange pour la bicyclette, outillage et chambres à air, un nécessaire de toilette, un livre de bord, des papiers divers et un passeport.
Sacoches accrochées, j'enfourche pour la première fois ma bicyclette qui va devenir ma compagne des bons et mauvais jours.  Arrivé à l'atelier, où déjà les amis m'attendent, je reclasse tout mon matériel dans les cinq sacoches, deux à l'avant, deux à l'arrière et sac de guidon.  Tout mon matériel est utile.  Si je disposais de crédits pourrais expédier des colis d’allégement, mais ce n'est pas le cas. D’ailleurs, avec les complications de douane cela n'arriverait pas à temps.  Je dois donc m'habituer à ce poids : 19 kilos de bicyclette, 41 kilos de bagages.  Dieu, que c'est lourd et dur à traîner... comme un boulet !

  Les cérémonies du départ.

  Les curieux se sont rassemblés devant ma boutique où depuis le début de la semaine tous les journaux relatant mon projet sont quotidiennement exposés.  Tous admirent la machine mais, voilà onze heures, et les réceptions officielles vont commencer. Je me ,rends, accompagné de -mes nombreux amis, à la Mairie d'Asnières où le Maire doif me dire au revoir au nom de tous mes concitoyens. Il me reçoit très chaleureusement dans la grande sa-lie du Conseil, devant une table dressée pour l'apéritif tehonneur et me donne l'accolade. Dans une touchante allocution il retrace nos vieilles relations du temps de la résistance. Amicalement il dit à l'auditoire, que chaque fois 4u'il y avait une entreprise folle pendant l'insurrection on y voyait toujours Brans, et- que cela ne l'a pas étonné d'apprendre mon projet que tout le monde prenait pour une folie.
Des photos sont prises et je me retrouve à la maison pour le dernier repas familial qui doit être terminé rapidement car il faut être prêt au départ en groupe, prévu d'Asnières aux Champs-Elysées, Café Marignan, lieu où nous attendent les deux délicieuses vedettes: Blanchette Brunoy et Daisy Daix, les deux marraines de la bicyclette. Nous sablons le champagne puis pilote et machine sont mitraillés par les reporters; une photo du baiser de Paris par les artistes, et le groupe des nombreux cyclos venus pour m'encourager s'ébranle vers la Concorde pour atteindre Notre-Dame où nous attend une grande foule d'amis et connaissances ; le Conseiller Municipal chargé des sports, est là, prêt à aider à mon envol, kilomètre zéro. Je confie ma machine qui depuis son baptême porte le nom de Nadette sur une belle plaque jaune, entre le nom des deux villes « Paris-Saïgon ». Très entourée, elle est en butte aux admirations. Je vais de groupe en groupe avec mon petit garçon dans mes bras qui, malgré sa jeunesse, sentant que je vais le quitter pour longtemps me serre bien fort et m'embrasse à tout moment. Devant cette tendresse enfantine qui m'émeut profondément, je dois faire un gros effort pour cacher mes larmes. Mais la tâche que j'ai mûrie depuis si longtemps doit s'accomplir, envers et contre tout. Pour moi, cela devient un devoir national et je ne saurais m'y dérober. L'instant le plus dur arrive. Je remets l'enfant à sa maman et après avoir étreint une dernière fois mes quatre enfants et ma femme, rompant les ponts avec la vie courante, je donne le premier coup de pédales à seize heures précises au milieu d'une haie humaine venue m'apporter ses encouragements. Un groupe très important de bicyclettes et tandems m'escorte à travers les rues de Paris.

Adieu Paris.!

A Charenton, une dernière fois, je serre les mains de tous. Seuls des intimes m'accompagnent jusqu'à la pyramide de Brunoy. Une collation, le dernier pot de l'amitié et je repars dans la nuit qui est complète, accompagné de deux cyclos de Melun et de deux fidèles désireux de faire la première étape avec moi. A Melun, adieu aux deux compères. arrivés chez eux. J'ai fort apprécié leur compagnie qui m'a obligé à rouler à vive allure et à ne pas trop penser aux êtres chers que je laisse. A Montereau un arrêt casse-croûte et nous reprenons à route; la lune éclaire la campagne. Nous devisons sur la chance qui semble me sourire car toute la semaine un brouillard .très épais avait envahi la région parisienne; le matin même on ne voyait pas à un mètre devant soi. Nous avons arrêté nos dynamos, inutiles, aucune voiture ne venant nous déranger. Mais soudain, comme depuis un moment nous roulons sur la route nationale de Sens, une lumière surgit du bas-côté et l'ombre gigantesque de la maréchaussée nous stoppe. Nous nous exécutons. Halte-là, où allez-vous ? Pouvant à peine garder mon sérieux je réponds a à Saïgon ». Crayon, carnet sortent rapidement. Etre en défaut passe, mais se moquer ainsi de la force publique ! Aussi, pour ne pas faire trop durer cette petite plaisanterie, j'exhibe fe papier de recommandation officiel, qui ordonne à toutes les autorités civiles et militaires de m'apporter leur appui, en toutes circonstances. Les représentants de l'ordre ont bien l’air de croire qu'ils ont affaire à un fumiste. Vous pensez ! Paris à Saïgon, mais ce n'est pas possible par la terre, il faut prendre le bateau ! Après un exposé de géographie et beaucoup de bonne humeur, , nous nous quittons bons amis, la dynamo branchée jusqu'à ce que nous ne soyons plus à leur portée.
Arrêt à Sens pour rafraîchissement et sans histoire, côte à côte, nous passons Villeneuve-sur Yonne et arrivons à Joigny pour un léger casse croûte. L’Yonne traversée nous trouvons un brouillard qui nous transperce et nous oblige à ralentir notre allure ; devons nous guider en regardant le bas-côté.
Le brouillard se dissipe peu à peu. La ville d'Auxerre est à environ dix kilomètres quand un de mes équipiers perd une pédale, qui se dévisse; nous le laissons la revisser et roulons doucement. Très en retard sur l'horaire (l'arrivée était prévue pour minuit et il est deux heures trente) nous lui donnons rendez-vous à Auxerre et fonçons pour arriver dans la ville endormie.

Auxerre.

Laissant mon dernier équipier de garde à l'entrée de la ville, je pénètre dans la cité en quête d'un noctambule pouvant m'indiquer le commissariat. A cette heure tardive seuls les mauvais garçons doivent errer et le chemin du commissariat ne peut leur être inconnu. Ce ne fut pourtant qu'un employé d'hôtel, rentrant chez lui, que je rencontrai. Après de nombreuses petites rues, je débouche sur une place où se trouve le poste de garde. Les gardiens, sont allongés sur des brancards et. dorment profondément. Réveillés brusquement par mon entrée intempestive, le brigadier relit plusieurs fois 

mon livre de bord pour bien s'assurer qu'il n'a pas affaire à un illuminé.  Le cachet du Ministère des sports est bon, la carte d'identité valable; il me signe obligeamment le livre de bord comme je le lui demande.  Je le prie de faire savoir aux sociétés cyclos qui pourraient attendre mon passage que j'ai filé sur le but de ma seconde étape : Beaune.  Alors à ce moment là, ce cher brigadier me regarde bien et je sens qu'il commence à me trouver anormal.  Pensez ! un homme qui vient de Paris sur sa bicyclette sans prendre de repos et qui repart pour un nombre de kilomètres égal à celui qu'il a déjà parcouru ! Cela doit dépasser son entendement.  Mais, puisque j'ai sa signature et le cachet contrôlant mon passage, je n'attends pas qu'il prévienne le service de santé et je m'enfuis aussi rapidement que je suis entré.  Je rejoins un de mes équipiers, l'autre n'étant pas encore arrivé, et je lui fais part de mon projet, prétextant que les hôtels sont fermés.  Je le sens très fatigué et lui conseille d'aller au poste de police pour demander asile et de bien vouloir expliquer au brigadier ce qu’est Paris-Saïgon, car je n'ai pas eu le tempo de lui faire un discours.  Je quitte mon dernier camarade parisien et dévale la côte, cette fois au ronronnement de mon éclairage.  C'est mon seul compagnon maintenant et souvent il m'aidera dans mes étapes de nuit à trouver le temps moins long.

 

Vers Beaune.  

 

Mon allure est souple, je roule sur ma lancée.  Là route m'est familière   je revis mes dernières vacances, me rappelant...en passant à Arcy-sur-Cure une certaine pension de famille où le déjeuner avait été particulièrement bon... !hélas ! tout dort ; juste le bruit d'un chien tirant sur sa chaîne en grondant répond au crissement de mes pneus sur le sol.  Plus loin le pont et le tunnel qui m'ont toujours semblé être le prélude des Alpes.  Ensuite l’ Yonne qui serpente et déroule son ruban argenté par la lune, puis le passage  de Vermanton.  J'attaque la côte, mais la faim me livre aussi son siège; voyant plusieurs auberges de routiers illuminées, je décide de m'arrêter.

J'ai le choix: une à gauche, deux à droite.  Mais c'est à la dernière, tout en haut, que la chance, je l'ignore encore, me fait m'arrêter.  L'aubergiste s'empresse de me servir un copieux casse-croûte bien arrosé ; puis il admire le vélo.  Aussitôt il engage la conversation car il a lu les articles de la presse parisienne commentant mon voyage.  Il verse une tournée et comme il est Italien, me donne une commission pour chez lui. «Un petit détour me dit-il, mais vous serez bien reçu. » Je le remercie ; il ne veut pas accepter le paiement de mon repas royal et, me souhaitant bon voyage, s'empresse auprès de chauffeurs qui viennent de faire halte, les entretenant de mes intentions.

 

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